Les cerf-volants

Mon nouveau pouvoir

Bonjour, je m’appelle Gustavo. Je viens d’un petit village italien en Ligurie, pas très loin de Porto Venere. C’est entre Pise, avec sa drôle de tour penchée, et Gênes, d’où vient mon héros préféré, Christophe Colomb, qui a découvert les Amériques. Bon, ok, il pensait que c’était les Indes, mais ce n’est pas grave. Mon village, Tellaro, est tout petit. C’est un village de pêcheurs, mais il n’y a pas de vrai port parce que c’est trop minuscule.

Il y a une rue qui descend vers la mer. Elle est toute petite. Je pense même que c’est la rue la plus petite de la terre. Elle est si étroite qu’une voiture ne peut pas passer. C’est dans cette rue toute tordue, la rue Pelosini, que j’habite avec mon papa et ma maman.

Mon papa est comme tous les hommes du village, un humble pêcheur. Il a un petit bateau, mais pour moi, c’est plus une barque, finalement. Il pêche aussi au harpon, et moi, c’est ça que je veux faire quand je serai grand. Ma maman a un petit restaurant dans le village.

Elle est la reine de la soupe de dattes de mer (“datteri di mare” en italien). Mes parents travaillent toute la journée : mon papa très tôt le matin, et ma maman très tard le soir. Pendant tout ce temps, moi, je me balade et je joue dans le village avec mes copains.

Tout le village est notre terrain de jeu, cependant je n’ai pas le droit d’aller dans la rue Antonio Gramsci. Mes parents me disent tout le temps : “Ne reste pas là tout seul, ils déchargent tout le temps des tonneaux très lourds, c’est dangereux.” Moi, je n’ai jamais vu de tonneaux. Mais c’est pénible, car c’est la seule rue pour aller voir les bateaux. Aussi, dans notre village, il y a une petite île qu’on appelle le Rocher du Long Nœud (“Scoglio del Groppo Lungo” en italien) et quand j’aurai 14 ans, mon papa m’a dit que je pourrai y aller tout seul. Il faut que j’attende encore six ans, ce n’est pas juste. En plus, il n’y a que quelques mètres d’eau qui nous séparent du rocher.

Alors tous les jours, pendant que les grands vont là-bas, moi, je dois rester sur les rochers et je m’ennuie. Des fois, je fais des plans secrets pour pouvoir aller sur le Scoglio en cachette. Et aujourd’hui, je ramasse un journal qui s’est posé devant moi avec le vent. Le vent, qui souffle encore, me donne alors une super idée. Je prends deux baguettes de bois qui traînent par terre, j’enroule les bords du papier autour, et me voilà avec une voile pour mon bateau.

Avec mon bateau imaginaire, je commence à jouer au pirate et je fais semblant de voguer pour aborder le rocher. Puis le vent se met à souffler encore plus fort. Si fort qu’à chaque bourrasque, mes pieds ne touchent presque plus terre. Je pense alors : “Si je ne peux pas aller sur le rocher par la mer, je peux y aller par les airs.” Je regarde le Scoglio, “Si j’arrive à voler 15 mètres, je peux aller sur le Scoglio.”

À partir de ce jour, je ne joue plus avec mes amis. Je prends ma voile et j’améliore mes sauts qui deviennent de plus en plus incroyables. Mais il faut que personne ne soit au courant. Alors je vais toujours dans des coins un peu cachés pour apprendre à sauter. Et vous ne me croirez peut-être pas, mais alors que je me prépare à faire un petit saut parce que le vent est assez faible aujourd’hui, mes pieds décollent du sol, et la gravité semble disparaître. Je vole. Quand le vent s’estompe, je redescends, mais j’ai volé au moins 30 mètres. Comment est-ce possible? Je n’en sais rien. La sensation était si extraordinaire que je recommence. Mes sauts, que dis-je, mes vols, ne sont pas tous si longs, mais je commence à comprendre : “Il faut que je disparaisse et que je ne fasse qu’un avec ma voile.” Une fois que j’ai compris ça, tout est allé très vite. Je volais de plus en plus loin. J’avais même enlevé les bouts de bois qui pesaient trop lourd. Est-ce que vous vous rendez compte? J’ai un super pouvoir. Je peux m’envoler avec ma voile.

Je rentre le soir chez moi avec une idée bien claire en tête : demain, je vais sur le Scoglio par les airs.

Folie ou amour

Bonjour, je suis un vieux pêcheur italien et j’habite à Tellaro, dans la rue Pelosini. Je pars très tôt le matin et je reviens souvent tard. Je passe beaucoup de temps en mer parce que je n’aime pas trop être sur la terre ferme. Fermez les yeux et imaginez un vieux pêcheur, avec le visage abîmé par le vent, le sel, le soleil et les années, tout comme ses mains, marquées par les lignes, les filets, les coquillages coupants et les blessures de couteaux. Un petit homme tout sec, avec sa chemise grise et sale, et son béret, lui aussi gris, mais plus sombre et encore plus sale. Un vieil homme que les gens du village connaissent et respectent beaucoup, car il partage toujours sa pêche avec les autres et parce qu’il est pour eux le symbole de la cruauté de la vie. Un vieil homme qui n’est même plus triste, mais qui attend un peu que la mort survienne.

Pourquoi triste? Parce qu’il y a des années de cela, j’étais en mer à chercher des oursins. Les autres pêcheurs savaient où chercher ces bestioles et avaient mis peu de temps pour me trouver.

— Ernesto, tu dois retourner au village immédiatement, il y a eu un accident avec Gustavo.

— C’est grave?

— Oui, monte dans mon bateau, on sera plus rapide.

J’avais alors laissé mon bateau à la dérive, et je ne l’ai d’ailleurs jamais retrouvé. Quand j’arrivai au village, je vis ma femme agenouillée, entourée de villageoises. Les pleurs, les cris, la tristesse qui nous avaient alors transpercés n’ont pas de mots justes pour décrire la souffrance qu’ils provoquaient. Je ne l’avais pas vraiment ressentie à ce moment-là, car je cherchais désespérément Gustavo des yeux. Mais je peux vous dire que rien que le souvenir de cette plainte me transperce encore chaque jour le cœur si fort que seul Dieu me donne assez de force pour me lever. Je hurlais, paniqué : « Il est où ? Il est où, Gustavo ? ». Maria, une vieille grand-mère du village, fut la seule à répondre : « Ils ont livré le vin aujourd’hui, mais les attaches des tonneaux ont cédé et ils ont roulé dans la rue. Gustavo rentrait du port et il n’a rien pu faire. Il s’est fait écraser. Il est chez le docteur, mais il est mort sur le coup, personne n’a rien pu faire. »

Je ne vais pas m’attarder sur la suite de cette journée.

J’ai fait tout ce que j’ai pu, mais j’étais terrassé tout autant que ma femme. Je n’ai pas vu qu’elle sombrait. Les gens du village ont tiré maintes fois l’alarme pour que je travaille moins et passe du temps avec mon épouse. Mais j’étais aveuglé. Finalement, la folie l’a emportée. Je préfère dire que c’est l’amour qui l’a emportée.

Le coup de vent

Comme prévu, aujourd’hui c’est le grand jour, je vais sur le Scoglio. Je sors de mon lit et m’habille en vitesse. « Gustavo, ne pars pas le ventre vide », me prévient Maman. Je prends une tranche de pain et une pomme que j’enfouis dans mes poches, et me voilà parti pour l’aventure.

Le vent est assez fort pour m’emporter bien au-delà du Rocher. Maintenant, je sais aussi diriger ma voile, qui au début me menait au gré du vent. Ça aurait été un peu risqué pour atteindre l’île. Je saisis ma voile et m’élance. Mes pieds décollent et je dirige notre vaisseau vers sa destination. C’est assez difficile de progresser contre le vent, mais je m’en sors pas trop mal. Nous montons, très haut, trop haut, mais finalement nous reprenons le contrôle et nous préparons l’atterrissage. Le Scoglio, qui était minuscule vu d’en haut, grossit, grossit…

Sur l’île, à ma grande surprise, je vois Papa assis sur un rocher. Je panique, mais je n’arrive pas à remonter. J’essaie d’atterrir le plus loin possible, mais le Rocher est tout petit, et dès que je touche le sol, mon père, ou cet homme que j’avais confondu avec lui, se tourne vers moi. « Toi aussi tu es perdu ? » me lance-t-il. Je ne comprends pas. C’est la voix de Papa, mais le visage n’est pas le même, il est tout vieux. J’ose alors un « Papa ? ». Mais il ne répond pas. Il se lève, prend ma voile et l’inspecte. Je relance : « Papa ? ». Il ne répond toujours pas. À vrai dire, il ne semble même pas me voir. Je m’approche, tends ma main, mais je ne peux pas le toucher ; une force, comme lorsque deux aimants s’opposent, me repousse. Il se retourne, pose une fleur au pied d’un petit monticule de pierres, monte dans la barque et s’éloigne en mer.

Je m’approche de la fleur et je lis, gravé à même la roche : « Pour toi Gustavo, tu admirais tant ce rocher au milieu des flots – 25 août 1957 ». Je repars à la maison, je ne comprends rien. Papa est là, il fait la sieste. Je pars au village, Maman travaille au restaurant. Je ne comprends toujours rien. Je passe le reste de la journée à profiter de mon pouvoir.

Le lendemain, la même scène a lieu. Mon Papa, vieilli, attend sur le rocher devant l’étrange gravure. Il ne peut toujours pas me parler ou même m’entendre. La seule interaction est qu’il inspecte encore ma voile. Cette fois-ci, il la regarde assez surpris. Il la met dans sa poche et me laisse là, sans embarcation, coincé sur l’île. Je regarde autour de moi et je trouve, coincé dans les rochers, un vieux tissu. Je pense alors : « Si un vieux journal peut me faire voler, ce tissu léger devrait aussi faire l’affaire. » En effet, comme avec le journal, je m’envole vers la rive et rentre à la maison.

Le surlendemain, je retrouve mon vieux Papa, mais quand j’atterris, il se jette sur ma nouvelle voile, un vieux papier journal que ma Maman utilise pour allumer le feu. Il l’inspecte, tombe à genoux et pleure en gémissant : « Bon Dieu, que fais-tu ? Je ne comprends pas. » Il plie le papier, le prend dans sa poche, puis s’en va.

La même chose se produit chaque jour. Je ne sais pas trop quoi faire devant ce vieil homme qui pleure, moi qui n’ai jamais vu Papa pleurer.

Tu Voles

Je rame chaque matin, avant de travailler, jusqu’à l’île que Gustavo admirait et rêvait de conquérir. J’y ai gravé, avec les gens du village, un petit mot en mémoire de mon fils. Depuis vingt ans, j’y dépose une fleur, pour apaiser la douleur qui, avec les années, s’est transformée en souvenir. Pourtant, chaque jour, je me réveille avec cette même peine.

Ce matin, avant de quitter l’île, une page de journal, portée par le vent, tombe sur les rochers. Je suis un peu surpris, car il s’agit d’un très vieux journal datant de plus de vingt ans. Je passe toute la journée à penser à ce vieux bout de papier. Qui garde des journaux aussi vieux ? Comment s’est-il envolé ? J’y pense suffisamment pour, le lendemain, rester un peu plus longtemps sur l’île.

Ce matin, la page de journal n’y est plus, mais rien de surprenant avec le vent qui souffle. « J’aurais dû la garder », me dis-je. Alors que je commence à me préparer, un autre papier est à nouveau apporté par le vent. Je cours vers lui, et quelle surprise, c’est le même bout de papier. La même page de journal. Cette fois-ci, je la mets dans ma poche. Je songe alors : « Vraiment étrange, cette histoire. » Je regarde autour de moi pour voir si quelqu’un me fait une mauvaise blague.

Le lendemain, je viens encore plus tôt sur l’île. J’attends. Je guette. Il arrive. Encore aujourd’hui, une page de journal, emportée par la brise, se dépose sur l’île. Je me jette dessus. C’est une nouvelle page, mais toujours aussi vieille. Mes jambes se mettent à trembler, je tombe brutalement sur la roche et je crie : « Bon Dieu, que fais-tu ? Je ne comprends pas ! »

Je rentre tout de suite à la maison, mais je ne veux pas finir comme ma femme et sombrer dans la folie. Surtout, je ne veux pas que le village le pense. Je parcours la rue pavée jusqu’au bar. Je trouve un vieil ami. Je lui tends le journal :

— Regarde, c’est étrange, j’ai trouvé ça sur le rocher.

— Quoi, un vieux papier ?

— Non, regarde la date.

— Ah oui, c’est un très vieux bout de papier.

— Tu ne trouves pas ça étrange ?

— Bof, il y a des poubelles partout. Les nouvelles générations…

Je laisse mon ami sur ces bonnes paroles. Mais je me prépare pour le lendemain.

Les Cerf-Volants

Le lendemain, mon père, vieillissant, arrive sur l’île plus tard avec une lettre à la main. Quand il voit ma voile, il s’agenouille devant elle et commence à lire, tout en montrant la lettre, comme pour dire : « Je ne sais pas si tu m’entends ou si tu vois ce que je te montre ».

– « Qui que vous soyez, vous venez me voir pour une raison, ou alors je suis devenu fou. Je vous en prie, montrez-moi que je ne suis pas fou. »

Je comprends qu’il veut que je lui fasse un signe. Mais la seule chose que je puisse faire, c’est m’envoler avec ma voile. Alors, je fais un saut que j’essaie de contrôler, de manière à ce que mon père voie que ce n’est pas seulement le vent. Une fois cela accompli, mon père s’agenouille et écrit sur la lettre tout en lisant. C’est le début de notre histoire. Nous commençons à communiquer grâce aux papiers que je fais venir sur le Scoglio.

— — —

Je comprends que l’esprit qui communique avec moi ne vient pas de la même époque que moi. La plus récente page de journal date exactement du 25 août 1957, le jour où mon petit Gustavo nous a quittés. Avec sa façon de voler, nous pouvons même dialoguer, juste par des « oui » et des « non ». Ainsi, un jour, alors que je commence à avoir des doutes importants, j’ose enfin poser certaines questions. Il faut bien comprendre que je suis très attentif car je ne veux surtout pas effrayer cet esprit.

— « Est-ce que tu es le petit Gustavo ? »

— « Oui »

— « Est-ce que tu sais que je suis ton père, mais plus vieux ? »

— « Oui »

Je comprend maintenant, l‘esprit de Gustavo est resté figé dans cette terrible journée mais avant le tragique événement. Bien évidemment, je ne lui dirai jamais car je veux lui éviter toute peine. En effet lui ne vivra jamais ces événements atroces. Et j‘ai maintenant l‘occasion de profiter un peu de mon fils.

À partir de ce jour, j’ai changé de métier. Je suis devenu constructeur de cerfs-volants. Je fabrique les plus beaux cerfs-volants d’Italie. Et chaque matin, quand tout le monde dort, je les apporte sur le Rocher. Quand Gustavo arrive, nous parlons un peu, puis il prend mon nouveau cerf-volant auquel j’ai enlevé les fils pour qu’il puisse faire des figures plus belles de jour en jour. Parfois, il s’en va si loin que je dois le suivre avec ma nouvelle barque à moteur, ou même sur la terre ferme.

Certains diront que je suis fou. Moi, je vous le dis, je suis heureux.

Fin